Annales méditerranéennes d’économie n° 2 Économie et développement durable en Méditerranée, Ajaccio : Albiana, 2010

Avant-propos Économie et développement durable Les deux expressions économie et développement durable sont de plus en plus souvent accolées. Sont-elles claires pour autant ? Rien de moins sûr. L’économie est une activité humaine. Point d’économie sans les hommes avec leurs besoins matériels, leurs espérances, leurs angoisses, leurs aspirations spirituelles mêmes, qui évoluent au cours du temps et paraissent variables selon les cultures. Pourtant en y regardant de plus près, on remarque qu’il existe quelques finalités constantes qui nous aideront à caractériser la nature complexe de l’économie. Le besoin le plus élémentaire de l’homme est sans doute celui de vivre, de croître, de se développer. Ces expressions sont presque synonymes, car la vie porte toujours à la croissance et au développement, la cessation de ces deux forces annonçant la mort prochaine. Combattre les éléments hostiles de la nature, afin de les dominer et de les apprivoiser, c’est au sens le plus général ce que l’on peut appeler l’économie. Or, de nos jours, un danger surgit, la finalité première de la vie disparaissant à mesure que l’efficacité s’accroît en vue d’un développement indéfini. Ce qui n’était qu’un moyen devient une fin : le développement pour le développement. Il faut alors se demander si, par cette démarche, ceux qui subissent la rationalisation et l’organisation ne deviennent eux-mêmes de simples moyens de production, rabaissés au stade de vulgaire stock de ressources humaines. L’homme doit certes pouvoir compter sur une gestion efficace, capable de combler ses besoins vitaux, faute de quoi l’économie ne serait pas apte à servir la vie et manquerait son but premier. Mais, dans ce contexte économique, l’homme est aussi en droit d’exiger une forme de travail qui soit à sa mesure, un travail humain qui lui laisse la liberté de se réaliser et qui n’en fasse ni un estropié ni un robot. Car le travail ne s’entend pas uniquement comme une activité nécessaire et souvent pénible permettant d’assurer la subsistance, il reste un moyen pour l’homme de s’affirmer en créant. Bref, nécessité accablante et œuvre élevant l’homme, telle apparaît la double nature du travail. Et c’est bien là où réside la difficulté, à un moment où le chômage se répand partout, chez les pauvres et chez les riches. Il ne suffit pas, en effet, d’aménager – de manager – l’économie en fonction de son but premier, à savoir survivre, il convient encore de vivre de manière à combler des besoins d’un autre ordre. L’homme ne vit pas seulement de pain ! On le sait depuis longtemps. Une économie qui satisfait aux deux premiers critères : la vie et la réalisation de la personne, mais qui engendre des inégalités sociales, paraît absurde, et cela non seulement aux yeux des défavorisés. La justice de répartition est elle aussi indissolublement liée à la question du sens de l’économie. On ne peut nier que dans une société de croissance à forte productivité, le problème social de la répartition perde de sa force explosive. Là où règnent une productivité élevée et le plein-emploi, là où les bénéfices et les salaires sont à la hausse, il y a davantage à distribuer et la satisfaction sociale grandit. Dès lors, on comprend que la croissance du revenu national soit en quelque sorte érigée en dogme économique ; « Il nous faut du développement, vive la croissance ! », ne cesse-t-on de proclamer. Le problème de la justice distributive ne disparaît toutefois pas dans un tel système, surtout pas de lui-même. Dans la société d’abondance occidentale, la pauvreté subsiste. Elle regagne même actuellement du terrain, sous des formes nouvelles, sans que dans l’ensemble les personnes laissées au bord du chemin soient fautives. Il est donc inévitable d’affronter le défi de la pauvreté et de l’exclusion. Ainsi, l’on tente, pour y remédier, d’agrandir les parts du gâteau en le faisant grossir. Or, la croissance économique bute sur des limites nouvelles, celles de l’écologie. Depuis le fond des âges, pour subsister et améliorer ses conditions de vie, l’homme exploite les ressources de la nature : l’air et l’eau, les plantes et les animaux, les matières dites premières et les sources d’énergie. Mais on prend conscience, depuis moins de cinquante ans, qu’on ne peut s’en tenir à consommer les biens naturels, on doit encore veiller à les conserver, parce qu’on est devenus trop gourmands. L’exploitation irréfléchie de la nature constitue le plus grand danger de l’époque. On épuise les ressources naturelles irremplaçables, sans grand souci pour l’avenir des générations futures. S’ajoutent à pareille inconséquence la surexploitation effrénée des sols au moyen d’engrais artificiels, la pollution de l’air et des eaux, le dépérissement des forêts. Il faut donc changer vite de cap et trouver d’autres modes de fonctionnement. L’idée de développement durable – ou développement soutenable – résume cette récente préoccupation. Le développement durable est défini dans le rapport Brundtland (1987) comme « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». La finalité du développement durable consiste à définir des orientations et des choix, conciliant trois dimensions : – l’économique : le développement ; – le social : le souci de justice ou d’équité ; – l’écologique : la protection de l’environnement. La Corse et plus largement les régions qui bordent les rivages de la Méditerranée ont besoin de développement durable, car les années à venir sont grosses de périls dans ce canton de la planète. Tout d’abord, une bombe démographique risque d’exploser. En ce début de siècle, le bassin méditerranéen, avec ses 460 millions d’êtres humains, est déjà plus peuplé que la Communauté européenne. Or les prévisions suggèrent que la population méditerranéenne atteindra le chiffre de 600 millions de personnes en 2030 et 900 millions en 2050. Cette masse humaine sera ébranlée, déstabilisée pour deux raisons. L’urbanisation, tout d’abord, détruira les modes de vie traditionnels puisque, dans vingt-cinq ans, 80 % des Méditerranéens auront quitté les villages et se concentreront dans des villes encombrées et polluées. Plus grave encore apparaît être la seconde menace. De fait, les deux rives connaissent deux régimes démographiques opposés. Au nord, la fécondité est chétive : de 1,3 à 1,5 enfant par femme en Lombardie ou en Corse ; au sud : 3 à 4 enfants par foyer. En dépit des réserves et des craintes engendrées par l’immigration, les pays du Nord vieillissants auront besoin de main-d’œuvre dans certains domaines d’activité, tandis que les terres du Sud et de l’Est débordent d’un excès de jeunesse, même si la transition démographique commence à faire sentir ses effets. Ces derniers pays éprouveront donc de forts besoins d’emplois et de denrées alimentaires qui inviteront leurs dirigeants à rechercher le développement rapide et pousseront des foules vers l’émigration, si l’on n’y prend garde. Le second danger potentiel est d’ordre économique, car un énorme écart de richesse sépare les deux rives. Ainsi, de l’Arc latin (France, Italie, Espagne) seul proviennent quatre cinquième du PIB, autrement dit 80 % des richesses engendrées tous les ans en Méditerranée. Plus parlante encore à l’imagination apparaît la différence de revenus entre un Égyptien et un Français : quand le premier gagne péniblement un euro, le second en empoche plus de vingt.